[LES NOUVEAUX CAÏDS] Épisode 6: Le silence des cités

Ce que révèle cette plongée dans la violence inter-quartiers à Bordeaux, c’est la fragilité d’une jeunesse sur le point de basculer dans l’ultra violence.

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S’il fallait cibler un mal en particulier à l’issue de cette enquête, sans doute la prévention de la récidive, et plus précisément encore celle des mineurs, devrait-elle être au cœur de toutes nos préoccupations. Seule notre volonté collective d’interrompre précocement ces parcours de délinquance identifiés, de reprendre en main des gamins qui se laissent glisser sur la pente du crime, nous permettra d’éviter le scénario du pire : un embrasement incontrôlable qui menace plus que jamais de nombreuses cités de la Métropole.

C’est sans doute ce constat qui a conduit le conseil municipal à ressortir une proposition issue du programme… de Nicolas Florian ! Le rappel à lordre donne au maire, en sa qualité dofficier de police judiciaire, la possibilité dintervenir auprès dune personne mineure, coupable datteinte au bon ordre, à la sûreté ou à la sécurité dans la ville. Son promoteur, Amine Smihi, justifiait la mesure : « En partenariat avec le Parquet, le rappel à lordre sera mis en place à Bordeaux et centré sur les mineurs. Notre intention vise à les responsabiliser afin de limiter le nombre de faits restés sans suite. Ce sera aussi loccasion daccompagner les parents dans l’éducation de leurs enfants et de leur proposer un suivi de nos services ». Une mesure « pas à la hauteur des enjeux » pour Aziz Skalli de La République En Marche. Des « leçons de morale » inutiles, pour Philippe Poutou de Bordeaux en Lutte, toujours défavorable à l’augmentation de la présence policière. Peut-être. Mais aussi le signe, bienvenu, que la problématique de la délinquance des mineurs est prise en compte.

Pour conclure, soyons lucides : nous n’échapperons pas, tôt ou tard, à un affrontement avec les bandes qui sévissent d’ores et déjà à Bordeaux. Face à la montée de l’armement aux Aubiers et à Chantecrit, certes, mais surtout à Grand Parc et à la Benauge, véritables plaques tournantes du trafic de drogue, la lutte sera âpre, difficile. Et nécessitera des frappes chirurgicales pour éviter l’embrasement. Ce combat est vital, car ce sont ces quartiers qui produisent l’essentiel de la délinquance que l’on retrouve dans les centre- villes : deals, agressions, cambriolages, etc. Et seul le démantèlement des bandes saurait ouvrir la voie à un traitement social et éducatif de ces problématiques. Car sans sécurité, toute politique de la ville, aussi généreuse et solidaire soit-elle, est vouée à l’échec.

Aujourd’hui, c’est vers la justice que sont tournés tous les regards. Son rôle sera en effet primordial dans les semaines à venir. Car même si les individus mis en examen dans le cadre de cette affaire devaient être condamnés, une peine jugée relative pourrait être explosive.

« Avec le couvre-feu et à cause du meurtre, y’a presque personne dehors »
Kim

Kim, notre ado de 16 ans, raconte l’ambiance pesante, mais aussi la chaleur humaine, la solidarité, qui se sont exprimées dans les quartiers suite à ce drame : « Les jeunes de la cité sont tristes. Ils se retrouvent régulièrement chez la maman de lun des petits garçons blessés lors de la fusillade. Ils parlent de Lionel, ils ont fait des gourmettes et des maillots de foot de la Côte dIvoire à son nom ».

Depuis la terrible fusillade du 2 janvier, les Aubiers et Chantecrit tournent au ralenti. Même le Four semble être à l’arrêt. « C’est étrangement calme en ce moment » confirme un agent de la BAC. Pour tous les habitants de Chantecrit et des Aubiers, pour tous les travailleurs sociaux, les éducateurs, les médiateurs, les commerçants du quartier, pour toutes les familles qui envoient leur gamin à l’école la peur au ventre, pour tous les profs qui les accueillent, pour toutes les mères dont les fils ont été blessés, pour la famille de Lionel, espérons que ce calme ne soit pas annonciateur d’une terrible tempête.

DERNIÈRE MINUTE

Le 3 février, dans le quartier Chantecrit, deux jeunes hommes ont été poignardés à plusieurs reprises, après avoir été pourchassés et acculés au dernier étage d’un immeuble, dans lequel ils avaient trouvé refuge. D’après nos informations, l’une des deux victimes de cette agression à l’arme blanche serait l’un des cinq individus interpellés après la mort de Lionel. Remis en liberté faute d’éléments probants, son casier judiciaire se- rait chargé, faisant notamment état de vols à main armée avec violence. La deuxième victime serait, elle aussi, bien connue des services de police.

L’épisode précédent de notre enquête, « Les nouveaux caïds » est à lire ici: « Un flingue, c’est moins cher qu’une PlayStation »

[LES NOUVEAUX CAÏDS] Épisode 5: « Un flingue, c’est moins cher qu’une PlayStation »

© Illustration Rodéo – Lou

Gros ou petits calibres, la multiplication des armes dans les banlieues bordelaises est un phénomène incontestable, difficilement mesurable, particulièrement préoccupant. Un agent de la Police Judiciaire le confirme : « La circulation augmente, c’est évident. Aujourd’hui, il n’y a plus une perquisition ou un contrôle de cave qui ne donne lieu à une saisie d’armes à feu ».

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D’où viennent les armes qui tournent dans nos cités ? Traditionnellement, on évoque la filière des Balkans et, de manière générale, les pays de l’Est sont souvent pointés du doigt, comme si le problème était ailleurs, loin de notre vue. Mais encore faut-il que ces pistolets, fusils, grenades, qui fascinent tant les racailles, arrivent à destination. « Elles entrent dabord par des frontières quon ne protège plus, commente un policier de terrain, blasé. En ce moment, on surveille surtout les réseaux kosovars et bulgares qui font entrer des sacs de flingues à 200 euros. Mais il faut le dire, on na plus les moyens légaux de contrôler, certains textes de lois ne sont plus adaptés. On na plus le droit de fouiller les passagers dun véhicule suspect ni même douvrir les coffres. Du coup, on contrôle de moins en moins et les armes peuvent entrer dans les cités ». Quant aux revendeurs locaux, ils ne manquent pas. En 2018, un turc écoulait des armes destinées à la destruction avec la complicité d’un Lormontais, qui limait les numéros de série dans son atelier de fraisage. Lors des perquisitions menées chez les suspects, un pistolet-mitrailleur, un fusil d’assaut, un colt 357 magnum, des pistolets de calibres 45mm, 38 spécial, 11,43mm et des fusils à pompe ont été saisis ainsi qu’un peu plus de 200 kilos de munitions. Plus récemment, au cours de l’été, une rumeur persistante faisait état de la présence, dans les cités bordelaises, d’un gars se baladant avec des sacs remplis d’armes.

« Un flingue, c’est moins cher qu’une Playstation. Quand t’en as un, tu l’utilises. Plus besoin d’être une caillera pour sortir un gun, juste un gamin déconnecté. »
Salih, Grand Frère

Ce trafic devrait être au centre des préoccupations de ceux qui nous dirigent. Car il est une vérité, celle-ci incontestable : les armes sont le préalable à l’instauration d’un caïdat. Si entre 5.000 et 6.000 saisies judiciaires d’armes sont réalisées chaque année, impossible de déterminer le nombre de ces engins circulant sous le manteau. Les estimations tournent autour de quelques dizaines de milliers (source : Smalls Arms Survey). Pour l’heure, le volume d’armes dans la métropole bordelaise n’a pas atteint les taux d’équipement des cités toulousaines, marseillaises et à fortiori franciliennes. Mais de toute évidence, la machine infernale est lancée : « Il suffit qu’une bande s’équipe pour que la bande rivale en fasse autant. C’est un moyen d’intimidation, nécessaire pour ne pas se faire bouffer », conclut, lucide, un agent de la P.J.

Défaut dautorité parentale, scolaire, judiciaire, policière : les responsables de la situation sont à trouver à tous les échelons.

ÉLUS IMPUISSANTS, ÉTAT DÉFAILLANT

Un mois après la tragédie des Aubiers, le retour à la normale n’est pas d’actualité. La peur règne en maître et, dans l’ombre, les caïds affûtent leurs couteaux. Aujourdhui, les habitants des cités des Aubiers et de Chantecrit sont otages dune vendetta dont nul ne connaît lissue. Les politiques, quant à eux, semparent du sujet pour exister. L’opposition se réveille et fait la leçon au nouveau maire, en profitant au passage pour se refaire une virginité. Nathalie Delattre, pourtant maire-adjointe du quartier de 2008 à 2017, ose sur Twitter : « Des années à alerter sur la montée des rixes entre les quartiers Aubiers, Chantecrit, Bacalan… Il faut malheureusement un choc comme celui-ci pour que les hautes autorités comprennent la nécessité urgente de réagir avec vigueur ». Faut-il rappeler à Mme Delattre que, pendant près d’une décennie, c’était elle la haute autorité de ce quartier ? Cette absence d’auto-critique ne surprend guère, tant les causes de la défaite, aux dernières élections municipales, ne semblent pas avoir été identifiées par les membres de l’ancienne majorité. Certes, Fabien Robert reconnaissait dans nos colonnes la responsabilité de la précédente équipe municipale, dont il était lun des principaux animateurs. Mais ce constat d’échec, son ex-patron, Nicolas Florian, lesquive soigneusement pour mieux montrer ses muscles, en réclamant « une police municipale armée » et des « actions fortes ». Des mots qui ne parviennent pas à faire oublier sa responsabilité dans la situation actuelle. Car c’est bien sous son mandat que la délinquance a flambé à Bordeaux. De son côté, son successeur, Pierre Hurmic, qui, longtemps, ne semblait voir de problèmes d’insécurité qu’à Saint-Michel, reste fidèle à sa ligne : se salir le moins possible les mains sur un sujet dont il rechigne à assumer la charge, mais qu’il ne peut plus éviter.

« La sécurité publique est une affaire d’État, mais la mairie ne doit pas s’en désintéresser »
Pierre Hurmic, France Bleu, 6 janvier

Toutefois, il serait injuste de ne réclamer des comptes qu’à nos élus locaux. Le développement de cette guerre des quartiers a dabord été rendu possible par lincurie de lEtat dans ses missions régaliennes : assurer la sécurité intérieure, maintenir l’ordre public, rendre la justice. Cet assassinat, au coeur de la cité des Aubiers, est le symbole de l’impuissance des gouvernants à protéger leurs concitoyens, en particulier ceux qui vivent dans ces quartiers dit sensibles pour ne pas dire hors-la-loi ou hors-de-contrôle. Dans lentourage de Pierre Hurmic, on sinterroge sur la volonté réelle du ministre de lIntérieur, Gérald Darmanin, et de la préfète, Fabienne Buccio, de voler au secours dun maire écologiste, dont la déroute réjouirait sans doute la majorité présidentielle. Car la violence qui émane des cités de la Métropole est d’abord la responsabilité de l’Etat. Et la réponse à y apporter est avant tout une question de volonté politique nationale. En clair : Fabienne Buccio a le pouvoir de réclamer demain, à la DDSP (Direction Départementale de la Sécurité Publique en Gironde), la liste des voyous qui pourrissent la vie de ses administrés et de frapper fort, en conséquence. Mais encore faut-il qu’elle en reçoive l’ordre, den-haut.

Impossible de ne pas évoquer également la responsabilité de la justice, tant la question de la récidive est présente dans ce dossier. Un sujet sensible lorsqu’on s’adresse aux policiers de terrain : « Les procédures sont trop lourdes. Et on a de plus en plus de mal à recruter de bons informateurs. Pourtant, maintenant, la justice peut aller jusqu’à les payer. Mais la carotte ne suffit pas. Les gens ont peur de parler. Surtout quand ils voient que même un archi-multirécidiviste ressort de prison aussi vite qu’il y est entré. Les peines maximales c’est bien, mais des peines minimales ce serait mieux. Peut-être qu’ils hésiteraient un peu plus avant de recommencer. Les peines plancher de Sarko, c’était ça, mais c’était pas appliqué, je sais pas pourquoi ». Il est vrai que les peines planchers n’ont jamais été très populaires auprès de la magistrature. Et dans une ville comme Bordeaux, où le parquet est si proche de l’ENM (Ecole Nationale de la Magistrature), difficile d’imaginer la procureure de la République, Frédérique Porterie, soutenir de telles mesures punitives. Il se murmure pourtant, à la sortie des palais, qu’elle mettrait, ces derniers temps, la pression à la DDSP pour qu’elle ouvre davantage d’enquêtes. Message reçu par son directeur, Patrick Mairesse, qui en profite… pour réclamer davantage de caméras dans les quartiers sensibles. Et d’adresser, au passage, un tacle glissé au maire de Bordeaux, peu favorable à de tels dispositifs : « J’ai travaillé dans plusieurs départements (…) on a pu installer durablement des caméras de vidéo protection dans des quartiers sensibles et elles ont tenu. Il y a une réflexion (…) pour éviter qu’elles soient attaquées, qu’un mat ou un poteau soit scié. Mais si on veut, on peut faire » – (France Inter, 10 janvier). On l’aura compris : élus locaux et nationaux, police et justice, tout le monde se renvoie la balle, dans un jeu de dupes dont les premières victimes sont les habitants des quartiers.

L’épisode précédent de notre enquête, « Les nouveaux caïds » est à lire ici: Lionel, mort à 16 ans

Retrouvez l’épisode final mercredi 10 mars dès 8h

[LES NOUVEAUX CAÏDS] Épisode 4: Lionel, mort à 16 ans

©Illustration Rodéo

Sa disparition a ému bien au-delà des Aubiers. Parce que la mort d’un enfant relève toujours de l’indicible. Et parce que ses meurtriers présumés ont à peine 20 ans.

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Au lendemain de la tragédie du 2 janvier, les hommages à Lionel se sont multipliés. Au lycée des Chartrons, où il était scolarisé, les élèves et les professeurs ont voulu saluer la mémoire de leur camarade en lisant des textes et en marquant une minute de silence. « Je ne le connaissais pas beaucoup mais il avait lair gentil » nous dit un lycéen. « Depuis son arrivée au lycée, il ne posait aucun problème », assure le proviseur. Même si comme beaucoup d’autres jeunes du quartier, sa scolarité n’a pas été un long fleuve tranquille.

« Ce n’était pas un élève modèle, mais ce n’était pas un caïd, non plus. »
Véronique Seyral, principale

Au collège Edouard Vaillant, où un hommage lui a également été rendu, on reconnaît qu’il était un peu bagarreur, pas très discipliné. Pour la principale, Véronique Seyral, également conseillère municipale en charge de la politique de la ville, « Lionel était certes loin des attentes scolaires mais il faisait des progrès, la preuve, il est passé en Seconde ». À dire vrai, il était en difficulté depuis ses 13 ans et il réclamait, comme beaucoup de gamins de ces quartiers, une attention particulière.

D’autant qu’à la maison, il était bien en peine de trouver un véritable soutien : un père alcoolique aux abonnés absents, une mère isolée, parlant mal le français, « larguée depuis longtemps » à en croire un éducateur. Bref, un gamin issu d’une famille déstructurée, comme 70% des ados que voient défiler le CPLJ33 (Centre de Prévention et de Loisirs des Jeunes de la Gironde), auquel Lionel avait adhéré. Sur les murs du local, on peut le voir sur une photo de groupe, radieux. Les membres de ce centre de loisir, encadré par la police nationale, l’assurent : « Il était investi dans la cité et nhésitait pas à jouer les Grands Frères auprès des plus petits ». Plutôt à l’aise, séducteur, il venait de décrocher le premier rôle pour tourner dans un film produit par l’association Urban Vibration School sur le thème de la Solidarité, une valeur en laquelle il croyait.

Ainsi Lionel était-il une figure bien connue et appréciée des Aubiers. Mais aussi un jeune évoluant, inévitablement, trop près des petits voyous du quartier. Plusieurs sources concordantes, proches du dossier, affirment qu’il montrait depuis l’été des signes de basculement : « Il semblait glisser vers une forme de délinquance juvénile ». Mais dans ce climat d’omerta généralisée, les témoignages que nous recueillons depuis plus d’un mois nous sont délivrés à demi-mots, pesés, mesurés. Rien ne permet d’affirmer que Lionel était impliqué dans les précédents règlements de comptes. Et quand bien même il aurait été embarqué dans une trajectoire inquiétante, c’était un adolescent intégré à la vie de sa cité et qui n’avait pas le profil d’un caïd. Contrairement aux individus soupçonnés de l’avoir tué.

Dans cette affaire, les vrais caïds, ce sont eux. Bien connus des services de police, interpellés à plusieurs reprises, rarement punis par la justice, les quatre individus mis en examen, âgés de 18 à 21 ans, cochent toutes les cases de la délinquance juvénile : trafic, violences physiques, etc.

CAÏD

(nom masculin) : 1. De l’arabe qā‘id, le chef ; 2. Mauvais garçon qui impose son autorité (Chef de bande)

Un policier, qui a plusieurs fois croisé leur route, précise l’information : « Il y a notamment deux frères quon connait bien. En gros, ce sont 2-3 familles, parfaitement identifiées, qui sont au coeur de laffaire ». Des multirécidivistes connus et reconnus, donc. Les voici à présent accusés de meurtre et tentative de meurtre en bande organisée et participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime.

« On a vu ces gamins passer du petit larcin à des actes plus graves sans que la justice ne parvienne à stopper leur dérive. »
Un flic de la BAC

Le fait que les accusés aient fait appel à Maître Blazy pour assurer leur défense en dit également long sur leur profil. Avocat pénaliste très expérimenté, il est notamment connu pour avoir défendu des membres de la filière de drogue Bacalanaise, des trafiquants de cocaïne actifs dans le Blayais, mais aussi deux dealers surnommés « le Gitan à la Volvo » et « le Gitan à la Nissan » ou encore les principaux fournisseurs en substances illicites du milieu de la nuit bordelaise. Osera-t-il plaider, comme il l’avait fait lors d’un procès : « faute avouée à moitié pardonnée » ? Il semblerait en tout cas que ses clients ne soient pas prêts à reconnaître leur implication dans la fusillade des Aubiers, puisqu’ils nient encore avoir été présents sur les lieux du crime.

Les policiers ne sont pas les seuls à avoir détecté le potentiel criminogène de ces multirécidivistes. Repérés par les psychologues scolaires et par les professeurs, ils avaient été signalés à la MDS (Maison Départementale de Solidarité) mais sans jamais avoir été réellement pris en charge. Pourtant, cet organisme dispose d’importants outils de pression : déclencher un signalement, convoquer les parents et si besoin mettre un juge dans la boucle. Encore une fois, c’est l’impuissance des agences de l’Etat à prévenir ces phénomènes de violences juvéniles qui interpelle. Un mineur qui dérape est par définition un mineur en danger et à ce titre devrait faire l’objet d’une obligation de suivi. Et si ce n’est la MDS, mairies, bailleurs et services sociaux ont également les moyens d’intervenir, de convoquer, d’avertir, de menacer et même de sanctionner.

« C’est pas qu’ils les encouragent, mais clairement il y a des familles qui laissent faire et qui en profitent. Les parents doivent faire le taf, reprendre la main sur l’autorité »
Morad, éducateur spécialisé

Mais si l’on veut véritablement revenir aux sources du mal, il est impossible de passer sous silence la responsabilité des parents. Car avant de naître dans un quartier, les meurtriers présumés de Lionel ont d’abord grandi dans une famille. Mais peut-on réellement attendre une reprise en main de la part des parents ? A en croire Maître Herrera, avocat de la famille de Lionel et de l’un des gamins blessés, la plupart de ses clients sont « des mères isolées, souvent femmes de ménage et qui parlent à peine français ». Des mamans dépassées, démunies face à des gamins devenus ingérables. Pour autant, de la petite délinquance au meurtre en bande organisée, il y a un pas que l’impuissance parentale ne saurait à elle seule justifier. Car pour devenir un meurtrier, encore faut-il pouvoir s’armer.

L’épisode précédent de notre enquête, « Les nouveaux caïds » est à lire ici: Chronique d’une tragédie annoncée

Retrouvez l’épisode 5 lundi 8 mars dès 8h

[LES NOUVEAUX CAÏDS] Épisode 3: Chronique d’une tragédie annoncée

© Illustration Rodéo

L’affaire des Aubiers révèle notre incapacité collective à nous opposer à l’avènement du pire, quand bien même on nous en annoncerait l’heure et le jour. Et en la matière, c’est précisément ce qui s’est produit. Notre enquête nous permet d’affirmer que les événements survenus ces dernières semaines étaient prévus, annoncés et planifiés. Au jour près.

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À la suite d’une fusillade survenue le 14 décembre, les menaces de représailles, émanant des gamins des Aubiers eux-mêmes, sont relayées par de nombreux éducateurs, médiateurs, ainsi que par certains fonctionnaires de l’Éducation nationale, évoquant les 24 décembre et 1er janvier comme dates probables d’expéditions punitives. Et de réclamer une surveillance renforcée, notamment auprès du CPVU (Centre de Protection Vidéo Urbaine). Consigne a même été donnée aux médiateurs et éducateurs de garder l’œil ouvert et d’éviter notamment le Parc Chante-Grillon. Et pour cause…

Le 25 décembre, vers 15h, une voiture s’arrête devant le City Stade de Chantecrit, situé à deux pas du parc de Chante-Grillon. Trois hommes encagoulés en descendent et tirent sur cinq jeunes qui jouent au foot. Naël, 23 ans, est blessé à l’épaule. Promesse de vengeance tenue. À ceci prêt que Naël n’habite pas à Chantecrit et jouait au foot ici pour la première fois, à en croire sa mère. Une fusillade à l’aveugle qui n’est pas sans rappeler celle, mortelle, du 2 janvier.

Mais c’est un ultime incident, survenu comme annoncé le 1er janvier, qui pourrait être la cause de l’expédition punitive qui a coûté la vie à Lionel. Une rixe armée passée sous les radars de tous les médias, y compris des nôtres. Après avoir été blessé par balle au dos, un jeune de Chantecrit s’est rendu à la Clinique de Bordeaux Nord qui, semble-t-il, n’a pas remonté l’information comme elle en a l’obligation. Une bourde administrative qui n’aurait sans doute rien changé à l’histoire mais qui nous a fait passer à côté d’une affaire essentielle pour comprendre la tragédie des Aubiers : la victime de cette énième fusillade ne serait autre que le frère de l’un des quatre individus mis en examen pour le meurtre de Lionel. La vengeance familiale pourrait donc être le mobile de l’attaque. Une question demeure : fusillade aveugle ou assassinat ciblé ?

L’épisode précédent de notre enquête, « Les nouveaux caïds » est à lire ici: Dans la tête des « Gremlins »

Retrouvez l’épisode 4 samedi 6 mars dès 8h

[LES NOUVEAUX CAÏDS] Épisode 2: « Ces gamins, c’est comme des Gremlins »

Les tensions entre bandes rivales dans les quartiers de Bordeaux Nord ne datent pas d’hier. Au-delà de l’expression folklorique de leur rivalité, via des battles de rap ou des bagarres de rue, leur activité repose sur un triptyque connu : le trafic de drogue, nourrice de toutes les délinquances, la violence, pour protéger son business, et un territoire, pour dealer en paix. Mais ces deux dernières années, le mal a changé de nature. La délinquance a changé de dimension. La violence a changé de visage. Elle porte le masque de jeunes encagoulés qui chassent en meute à l’arme automatique ; une nouvelle génération de caïds sous-éduqués, gavés de drogues et de références pop ultra violentes, qui arrosent des adolescents au pistolet-mitrailleur en mode GTA, ce jeu vidéo, très populaire dans les cités, qui offre de multiples occasions de mitrailler ses ennemis au volant de rutilants bolides.

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« Avant, entre bandes, on s’échangeait quelques torgnoles, aujourd’hui on se tire dessus pour un oui ou un non. »
Momo

Momo, 52 ans, quelques années de prison au compteur, désormais rangé des bagnoles, est un ancien des Aubiers. Il y retourne régulièrement voir ses copains. « La nouvelle vague n’a pas la même mentalité, ils se droguent de plus en plus jeunes, ils ont des nouveaux trucs pour se défoncer, comme le proto (protoxyde dazote contenu dans des cartouches de gaz, ndlr). Ils nadmirent plus que des footeux et des rappeurs pleins de fric. Mais ya plus le respect des anciens, ils pensent qu’à faire du pognon. Ils sont bêtes, ils ne vont plus à l’école. Je comprends pas les parents, ma mère elle marrachait les cheveux si jallais pas à l’école. Et si un grand me voyait traîner dans la rue, il me disait de rentrer chez moi et je détalais. Maintenant, les jeunes, ils tenvoient chier ».

« Ces gamins, c’est comme des Gremlins, ils vont se multiplier. Trop de lacunes à rattraper, cursus scolaire foutu.
Combien de ces petits caïds attendent déjà
que les grands tombent pour prendre leur place ? »
Murat

Murat aussi connaît bien les cités, il y a grandi et continue de les aimer : « Ya plein de beauté et de solidarité dans les quartiers. Mais ya cette petite minorité qui veut rien foutre et pour qui lappât du gain sera toujours plus fort. Donne-moi 15.000 euros et, en moins de 24 heures, je te trouve quinze gars pour traverser la frontière et te ramener ce que tu veux. La génération des 30/40 ans, ils ont pas fait le taf, ils ont pas transmis les codes. Avant, yavait la Mentale, le code dhonneur des cités. On apprenait aux jeunes à pas griller les étapes, à rester à leur place. Maintenant cest les grands qui bossent pour les ptits. A mon époque, on se mélangeait, yavait les tournois de foot entre quartiers, les sorties organisées au stade pour voir jouer les Girondins, les colos, ça se fait plus trop mais c’était bien. On se rencontrait à la foire. Yavait toujours des petites rivalités mais maintenant tout est amplifié, ils sortent un flingue pour rien, ils ne pensent plus au lendemain ».

« Nous on faisait des caches-caches, c’était un petit village tranquille. Eux ils se battent, ils se provoquent. »
Nany

Nany, 27 ans, dont 20 aux Aubiers, est plus modérée. Ou simplement résignée. « La nouvelle génération ressemble à son époque. À 18 ans on est bébête. Ils sont reclus du monde avec le COVID, sans boulot. Le plus gros problème, c’est pas la drogue, cest le vide que tu ressens. Et même avec un boulot à 1.200 balles, tu fais quoi ici ? La plupart du temps, le 15 du mois, tout le monde est fauché. Ya des bons et des mauvais partout, faut faire avec. Celui qui veut rester con, il reste con, celui qui veut progresser, il se bouge. La mort du petit garçon, comme je dis, Mektoub, cest le destin, ça devait arriver. Fallait réagir avant que la bombe pète, fallait la désamorcer ». Trop tard. La bombe a explosé. Lionel est mort, des adolescents ont été frappés par les munitions d’une arme de guerre et le cycle sans fin attaques/représailles semble enclenché. Mais le plus terrifiant, peut-être, dans cette guerre des gangs, c’est le profil des nouvelles recrues : de plus en plus jeunes, de plus en plus violentes, de plus en plus désinhibées.

« Certains sont trop fous pour être suivis en ITEP
et trop violents pour être suivis en psy »
Alex, éducatrice

Comment éviter cette dérive ? Comment empêcher des jeunes de 12-16 ans de basculer à leur tour ? Comment maintenir à flot des gamins souvent livrés à eux-mêmes, qui s’ennuient, sans activité, sans imaginaire, qui ne vibrent qu’en se battant, qui ne s’amusent qu’en se provoquant, qu’en jouant aux gendarmes et aux voleurs, qu’en enfourchant un scooter volé pour s’adonner à des rodéos urbains, symboles de leur besoin de sensations fortes et de leur mépris des lois et du danger ? Comment récupérer des adolescents qui ont du réel une vision déformée par les drogues quils engloutissent et par le miroir distordant de la pop culture la plus trash quils dévorent sur leur smartphone du soir au matin, et qui finissent par ne plus penser par eux-mêmes mais à penser groupe contre groupe ? Ces questions, les médiateurs, les enseignants, les acteurs sociaux, tous se les posent depuis longtemps. Mais ils sont aujourd’hui dépassés par ces profils de gamins. Alors, à défaut de solution, ils lancent des alertes, des appels à l’aide, des avertissements. « Ça fait plus de deux ans quon dit que rien ne va plus, soupire Alex, éducatrice. Et depuis le déconfinement de novembre, cest encore pire ». Pourtant, en dépit des signaux forts venus du terrain, les pouvoirs publics n’ont pas pu empêcher le pire d’advenir. Une impuissance insupportable, intolérable. Coupable ?

« C’est une escalade dans ce qu’on peut appeler un banditisme assez organisé et qui ressemble fort à des rixes inter- quartiers (…) Un cap a été franchi. »

Comme ses prédécesseurs, Pierre Hurmic constate mais ne peut rien. Ni lui, ni ses adjoints, ni les polices nationale et municipale, ne pouvaient ignorer la montée des tensions de ces derniers mois. Car depuis la fin du premier confinement, une implacable logique de vendetta s’était mise en route et les participants étaient identifiés : les bandes des quartiers des Aubiers et de Chantecrit entendaient bien régler leurs comptes.

L’épisode précédent de notre enquête, « Les nouveaux caïds » est à lire ici: Aux Aubiers, la mécanique du pire

Retrouvez l’épisode 3 jeudi 4 mars dès 8h

[LES NOUVEAUX CAÏDS] Épisode 1: Aubiers/Chantecrit, La Mécanique du Pire

Il aura fallu un adolescent tué, trois gosses mutilés, et une vidéo, balancée sur les réseaux sociaux, pour que la réalité nous explose à la face : des bandes armées font la guerre dans les quartiers de Bordeaux Nord.

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Samedi 2 janvier, 22h50, cité des Aubiers : la scène est filmée par un smartphone depuis une tour surplombant la place Ginette Neveu. Beaucoup de monde dans la rue, en dépit du couvre feu ; une voiture noire qui déboule ; des gens paniqués qui s’enfuient ; des cris puis des coups de feu ; la voiture prise pour cible ; le chauffeur qui sort en courant ; quelqu’un qui s’écrie « C’est pas lui, c’est pas lui ! » ; deux véhicules de la BAC qui se replient ; « La vie d’ma mère, c’est guérilla ! Les flics ils osent pas entrer » ; une maman affolée qui hurle: « Ferme à clé ! ». Fin de la vidéo. 58 secondes stupéfiantes pour les spectateurs. 20 minutes en enfer pour les habitants des Aubiers. Car cette fusillade, filmée et diffusée sur les réseaux sociaux, n’était que la réplique d’une tragédie qui avait eu lieu vingt minutes auparavant.

« C’est comme un attentat, ça pouvait être ma sœur, ma mère. »

Une ado témoin de la fusillade

Flashback : il est environ 22h30 lorsque le Centre d’Information et de Commandement (CIC) envoie plusieurs équipages dans le quartier où des détonations ont été signalées. Les CRS sont demandés en renfort. Arrivés sur place, les agents de la BAC voient plusieurs personnes courir dans leur direction. Ils craignent d’abord d’avoir été attirés dans un guet-apens avant de comprendre qu’ils ont affaire à des jeunes terrifiés, en état de choc : « Ils nous on dit quun copain à eux avait été gravement blessé par un ou plusieurs tireurs embarqués dans une voiture noire et que dautres gamins, également touchés par les tirs en rafales, auraient trouvé refuge dans un immeuble ».

« On a beau être policier, on craint les balles, comme n’importe qui. »
Un policier de la BAC

Décision est prise par la BAC de s’approcher pour évaluer la situation; au même moment, une voiture noire apparaît sur les lieux de la première fusillade; panique des habitants qui redoutent un nouveau carnage; échange de tirs; les deux véhicules banalisés de la BAC reculent. C’est cette scène que l’on peut voir sur la fameuse vidéo, visionnée plusieurs milliers de fois, et que nous décrypte un policier en première ligne ce soir-là : « À priori, le véhicule noir que lon voit sur la vidéo n’était pas celui qui était passé vingt minutes auparavant avec des tireurs à son bord. Il sagirait simplement dun gars qui a débarqué là sans savoir ce qui venait de se produire. Mais paniqués et prêts à riposter, des mecs des Aubiers, qui s’étaient armés, lui ont tiré dessus sans réfléchir. C’est à ce moment-là qu’on a décidé de se replier, comme le veut la procédure ». Auraient-ils pu faire autrement ? Auraient-ils dû s’engager plus rapidement ?

« Les collègues qui ont reculé ont fait ce qu’il fallait faire. Un policier blessé ne sert à rien, il ne peut aider personne .»

Le calme revenu, malgré la confusion ambiante, les policiers foncent vers la foule paniquée pour porter assistance aux blessés. Les premiers agents sur place forment une bulle de sécurité autour d’un adolescent gisant à terre. Il s’appelle Lionel, il a 16 ans. Les policiers se relaient pour lui faire un massage cardiaque et le maintenir en vie. En vain. Touché à la tête, sa blessure s’avère mortelle. Les pompiers, également sur place, s’engouffrent dans l’immeuble où se sont réfugiés les autres blessés, pour leur prodiguer les premier soins, avant qu’ils ne soient transportés à l’hôpital. Le bilan de la soirée est effroyable : un mort et quatre blessés, dont trois adolescents âgés de 13 à 16 ans. Un a reçu une balle sous le cœur, un autre est touché au biceps et à l’omoplate, un troisième impacté au genou, et un homme de 35 ans, frappé au mollet.

VENDETTA

(nom féminin) : De l’italien vendetta, vengeance.

Sur les lieux du crime, une quarantaine de douilles de calibre 9mm, tirées d’un pistolet mitrailleur, jonchent le sol. Elles témoignent de la sauvagerie d’une attaque à laquelle certains veulent répondre sans délai : quelques heures après la fusillade, des photos circulent déjà sur les réseaux sociaux. Cinq jeunes y sont présentés comme les assassins du jeune Lionel. Une chasse à l’homme s’engage, on promet une récompense à ceux qui coinceront « ces petits fils de p*** ». Facebook, Instagram, TikTok et Snapchat sont en alerte. La Police Judiciaire aussi, qui ne tarde pas à interpeller les individus désignés par la rumeur.

Lors de leurs auditions en garde à vue, les jeunes mis en cause contestent toute implication, mais les multiples investigations réalisées par les services de la Direction Zonale de la Police Judiciaire ont permis de réunir des éléments graves et concordants à l’encontre de quatre d’entre eux. Suffisants pour ordonner leur déferrement au parquet de Bordeaux. L’enquête avance vite, nous dit-on. Les analyses médico-légales achevées, le corps de Lionel a pu être rendu à sa famille et les obsèques avoir lieu.

OMERTA

(nom féminin): 1. Loi du silence (de la Mafia, etc.) 2. Silence gardé sur un sujet tabou.

Un mois après la tragédie, Chantecrit et les Aubiers vivent dans la peur des représailles. Une chape de plomb s’est installée sur ces cités. Les rues se sont vidées. C’est le constat que fait Kim, 16 ans : « Avec le couvre-feu et à cause du meurtre, ya presque personne dehors. Plus de foot, plus de rassemblements. Les mamans évitent de traverser le Four ». Le Four : comprenez la zone de deal, implantée cours des Aubiers, face à la Poste et près de la grande boucherie, au cœur du quartier où Lionel a trouvé la mort. Les associations culturelles sont désertées. On remarque un absentéisme important dans les collèges et lycées de la zone.

« On a la trouille, c’est invivable, on ne veut plus que nos enfants rentrent seuls, nous sommes nombreuses à aller les chercher à l’arrêt de tram pour les escorter jusqu’à la maison ».
Karine

Karine élève seule sa fille de 14 ans. Elle vit aux Aubiers depuis trop longtemps. Elle se souvient l’époque où un hélicoptère de police survolait son balcon, c’était en 2013 et, déjà, suite à des incidents à répétition, les Aubiers étaient placés sous haute surveillance. Depuis la fusillade du 2 janvier, elle dit avoir peur. Elle évoque à voix basse la tension qui règne jusque dans les couloirs de sa résidence : « On évite de trop parler de ce qui s’est passé, les jeunes passent souvent dans les étages, on voudrait pas quils nous entendent. On voit, on écoute, mais on sen mêle pas ». Plus que jamais, l’omerta est la règle, et elle semble s’imposer à tous. Interdit de parler ou de poser des questions. « Quand on demande ce qui se passe, les garçons nous répondent : tes une petite soeur, ça te regarde pas », regrette Kim. Dans l’ombre, les petits caïds complotent. Prière aux femmes de se taire.

« Ils ont un sentiment d’humiliation, j’ai peur qu’ils veuillent se venger .»
Kim, 16 ans

Meurtre, omerta, vendetta, représailles, expéditions punitives : les bordelais pensaient naïvement avoir échappé à ces maux qui gangrènent tant de cités françaises. L’impitoyable réalité est là : la “belle endormie” a bel et bien rejoint la cohorte des métropoles devant composer avec des bandes violentes, armées et hors-de-contrôle.

👉 Épisode 2 : « Ces gamins, c’est comme des Gremlins »

[LES NOUVEAUX CAÏDS] Édito: Il n’y a pas de guerre des banlieues

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Il n’y a pas de guerre des banlieues. Les habitants des Aubiers, de Chantecrit ou de Grand-Parc ne sont pas en guerre.

Les mères de famille des gamins scolarisés dans les écoles du lycée Saint-Louis ou du collège Edouard Vaillant ne sont pas en guerre. Les travailleurs pauvres, les femmes de ménage, les chômeurs, les précaires parqués dans ces cités ne sont en guerre contre personne, n’agressent personne, ne tuent et ne souhaitent tuer personne. Non, il n’y a pas de guerre des banlieues à Bordeaux. Mais il y a une guerre des bandes et celle-ci est bien réelle.

Le samedi 2 janvier 2020, Lionel Sess est tombé sous les balles. Une attaque brutale, barbare, insensée. Une expédition punitive menée au pistolet-mitrailleur par des petits caïds sous-éduqués et sur-armés. Et un mode opératoire effrayant, évoquant, au choix : les soldats de Boko Haram qui mitraillent les foules désarmées au Nigeria à bord de leurs pickup ; les gangs de Los Angeles qui flinguent leurs ennemis d’une main en tenant le volant de leur 4×4 de l’autre ; les commandos islamistes qui, un soir de Novembre à Paris, à bord d’une Seat noir, ont tiré à la kalachnikov sur les clients du Carillon et du Petit Cambodge. Cet assassinat au coeur des Aubiers raisonne comme un avertissement : la délinquance est en train de changer de nature et une nouvelle génération, élevée au biberon du trafic, gavée de drogue et de haine, cherche à imposer par la force des armes un nouveau caïdat.

À Chantecrit comme aux Aubiers, le temps semble s’être arrêté. Il flotte dans l’air un parfum putride de vendetta. Les rumeurs de vengeance remontent chaque jour du terrain alors même que quatre individus ont été incarcérés et mis en examen pour meurtre et tentative de meurtre. Le cycle infernal attaques-représailles semble enclenché.

Qui pour l’arrêter ?

A lire, notre enquête sur « Les nouveaux caïds », épisode 1: Aubiers-Chantecrit, la mécanique du pire

Bourgogne : le tombeau du vivre ensemble (Partie 1)

C’est l’histoire d’un pourrissement, d’une dégradation lente, inexorable. L’histoire d’un quartier défiguré par des années d’aveuglement, de déni, de renoncement; un quartier abandonné aux violences quotidiennes, qu’elles soient verbales, physiques, morales; un territoire perdu de la République, en plein coeur de Bordeaux, en 2020.

Dimanche 25 octobre, Place Bir-Hakeim, vers 11 heures. Une vieille dame au volant d’une petite auto rouge délavée refuse la priorité au tramway. C’est le choc, inévitable. Après l’impact, le véhicule va s’encastrer dans le mobilier urbain. Les soixante-dix passagers du tram sont secoués, mais aucun n’est blessé. Le chauffeur est touché au dos, sans gravité. Dehors, des témoins parviennent à extraire les victimes du véhicule et leur prodiguent les premiers soins. La passagère de 71 ans n’est que légèrement blessée. En revanche, la conductrice de 86 ans, dans un état critique, décèdera quelques heures plus tard. Un accident tragique, certes, mais terriblement banal. Pas de quoi faire la une de Rodéo. À un détail près, qui reteint immédiatement notre attention… et celle de la presse nationale ! Une anecdote sordide qui fit de ce fait-divers un évènement dont tous les Bordelais, même les plus confinés, ont entendu parler. Car tandis que des passants s’évertuaient à maintenir la conductrice en vie, trois jeunes ont profité de la confusion pour se rapprocher du véhicule et dérober les effets personnels des deux mamies. On parle d’une carte bleue, au moins, sans doute guère plus. Mais cet acte a agi comme un révélateur. Vu de Paris, on s’étonne de cette soudaine flambée de délinquance dans une ville réputée « paisible ». Mais vu de la fenêtre des habitants du quartier, rien de surprenant à ce que cet évènement ait eu lieu précisément ici, au pied de la Porte de Bourgogne. En une petite décennie, l’endroit est devenu ce théâtre d’ombres où crimes et délits s’invitent quotidiennement à l’affiche. Comment en est-on arrivé là ? Et qui sont ces pillards sans scrupule qui ont dépouillé une mourante ?

LA VITRINE BRISÉE DU VIVRE ENSEMBLE

L’image d’Épinal a vécu mais fait encore les beaux jours des guides touristiques sans inspiration : en franchissant cette majestueuse Porte dite de Bourgogne (en hommage au Duc), on pénètre dans le Bordeaux « multiculturel et populaire », « lien entre l’Orient et l’Occident ». Une carte postale que les Bordelais, souvent vexés d’être caricaturés en petits bourgeois, aiment agiter comme un brevet d’ouverture et de tolérance. Mais la photo, si belle autrefois, a été déchirée par une décennie de lâchetés, de silences et de compromissions. Car sous cette porte, qui traversa sans encombre la Révolution, qui vit Napoléon parader et les troupes Allemandes patrouiller, la situation réclame désormais des mesures d’urgences. Bien entendu, vous trouverez toujours des voix pour dire que le quartier a toujours été comme ça, qu’il y a toujours eu quelques dealers, que cela fait partie du charme du quartier… Ou, comme nous l’a déclaré Fabien Robert, maire adjoint de Saint-Michel de 2008 à 2014 : « Bordeaux n’est pas Chicago ! ». Certes, la criminalité à Bourgogne n’est pas celle des ghettos américains. Mais pour les habitants, surexposés, le climat est devenu irrespirable.

L’hospitalité des Bordelais envers les étrangers est célèbre

– Arthur Schopenhauer, 1806

Bourgogne a toujours été un lieu de passage et de mixité qui, pour n’évoquer que le XXe siècle, a vu s’installer les Espagnols à partir de l’entre-deux guerres, les Algériens dans les années 50 (à l’époque, quelques rares agressions sont relatées par Sud-Ouest qui désigne « des malfaiteurs nord africains »). À partir des années 70, la France a besoin de bras : Portugais, Marocains et Turcs arrivent à leur tour. L’assimilation est à l’œuvre et le quartier devient la vitrine du vivre ensemble à la Bordelaise : des classes populaires d’origines diverses, souvent travailleuses, vivant en harmonie, épousant la France et partageant avec les autochtones un peu de leur culture et de leurs traditions. L’histoire était trop belle pour durer…

À suivre…