Désarmés face à une délinquance qui monte et change de nature, maltraités par leur hiérarchie, les policiers municipaux bordelais sont au bord de la crise de nerf. Agents en service ou à la retraite, ils ont accepté de briser l’omerta. Récit à plusieurs voix d’un quotidien au front.
Couteaux de boucher, couteaux de cuisine, vieux Opinel ou lames de fortune : depuis plus d’un an, les victimes d’attaques à l’arme blanche se comptent par dizaines. Dès le premier numéro de Rodéo (« L’Été des couteaux, Octobre 2020), nous vous racontions les dessous d’une saison estivale bordelaise marquée par ces coups de lame distribués, pour la plupart, par des étrangers, souvent mineurs, isolés, drogués, vivant de vols et de trafics en tout genre. Mais ce que nous ignorions, c’est que depuis l’apparition de cette délinquance inédite, la Police Municipale (PM) s’est trouvée 45 fois primo-intervenante, interpellant plusieurs agresseurs, dispersant les assaillants en cas de rixes et portant secours aux victimes : « Nous sommes tous formés aux premiers secours et dans nos rangs, on compte d’anciens pompiers de Paris et des auxiliaires médicaux de la colonne d’assaut des forces spéciales. Le hic, c’est qu’on ne dispose que d’une seule trousse de premiers secours par véhicule ».
Toute la situation de la PM bordelaise tient dans cet exemple : des agents qualifiés, expérimentés, volontaires, en première ligne et… à poil ! Passés en quelques années, en raison de la hausse brutale de la délinquance, du statut d’agents de la circulation à celui de gardiens de l’ordre ultra exposés : « On fait face à toutes formes de malfaiteurs : les Roms, qu’on retrouve dans du larcin classique, les Bulgares, plus impliqués dans le trafic de drogue ou la prostitution et, bien sûr, les MNA (Mineurs Non Accompagnés) dont la plupart ne sont plus du tout mineurs ! On a deux gangs d’une quarantaine de membres qui s’affrontent régulièrement, surtout des marocains et des algériens. Chaque semaine, on saisit un nombre incroyable d’armes blanches, barres de fer, poings américains, machettes. Parfois même des armes à feu ».
« Notre mission, c’est de “chasser”, de chercher le flagrant délit.
On se met toujours à la limite, parfois en danger,
c’est obligé si tu veux faire de la tranquillité publique. »
On connaît mal les prérogatives de la Police Municipale. Et pour cause, elles varient d’une ville à l’autre. À Bordeaux, ils sont d’abord priés de veiller à la tranquillité publique : «On doit gérer les SDF et leurs chiens, les musiciens de rue qui essayent de gagner leur croûte, les skaters qui font du bruit cours du Chapeau Rouge, la mère de famille qui cherche sa route, la petite frappe de quartier qui fait le malin ». Mais leur fonction les pousse aussi à intervenir sur des situations chaudes : assistance aux pompiers, à la police nationale, et bien entendu à toutes personnes sur la voie publique. Cette multiplication des missions à risques, sans directives officielles, souvent sans renfort de la Police Nationale, effectuées en sous- nombre, en sous-équipement et parfois en sous- marin, est au cœur du malaise au sein de la PM : « On se retrouve face à des délinquants qui ont un rapport à la vie humaine différent du nôtre et on manque de moyens de riposte ». C’est dans ce contexte hyper hostile que la Police Municipale bordelaise doit se réinventer et prendre toute sa place dans le continuum de sécurité. Hélas, l’histoire de ce service, si particulier, ne pousse guère à l’optimisme. Car les malheurs de ces policiers ne datent pas d’hier.
« Palpatine avait Dark Vador,
Jean-Louis David avait Nicolas Andreotti ».
Nicolas Andreotti. Le nom de l’ex-directeur de la PM de Bordeaux hante encore aujourd’hui les couloirs du n°4 impasse des Minimettes : « Certains ne passent pas une journée sans y faire allusion, il faudrait écrire un livre entier sur lui ». Nommé en 2008, cet ancien officier de gendarmerie arrive à la tête du service avec un objectif simple : optimiser le coût de fonctionnement du service. C’est peu dire qu’il mettra tout en œuvre pour atteindre cet objectif. Dès son arrivée, il ampute la brigade motorisée des trois quarts de ses agents et supprime en quasi-totalité la brigade équestre.
À l’époque, la politique du chiffre est l’alpha et l’oméga de la PM de Bordeaux, alors en queue de peloton des villes en termes d’agents par habitants mais dans le Top 5 des villes où la fourrière sévit le plus (entre 10.000 et 15.000 enlèvements annuels). La réputation d’Andreotti est aussi haute dans les couloirs de la Mairie, où les bilans financiers qu’il rend sont appréciés, que basse dans les couloirs du poste de PM, où son management fait des ravages. Le service fourrière tourne alors à plein régime.
« La pression psychologique qu’il imposait était énorme.
Il ne connaissait que le rapport de force.
Si tu baissais les yeux, il t’écrasait ».
Mais voilà qu’arrivent de nouveaux chefs de service qui ont une autre vision des missions de la PM et qui entreprennent de lever le pied sur les mises en fourrière. Les chiffres baissent et Andreotti s’agace. « Un des chefs est parti de longs mois en arrêt pour dépression après avoir été mis au placard pour servir d’exemple ». L’ambiance devient irrespirable. De plus en plus d’agents craquent et commettent l’irrémédiable : « En Juillet 2013, un des chefs historiques de la PM de Bordeaux s’est donné la mort. Quelques années plus tard, c’est le responsable du service fourrière qui s’est à son tour suicidé. On ne sait jamais dans ces affaires ce qui a été le déclencheur, le professionnel ou le privé. C’est souvent les deux ».
Certains agents, excédés, finissent par se rebiffer contre Jean-Louis David, le supérieur direct d’Andreotti : plusieurs vagues de verbalisation sont opérées dans le quartier Saint-Augustin dont il est le maire. « Les administrés venaient taper à sa porte pour se plaindre ». Pour mettre fin à la grogne, ce vieux routier de la politique a une idée de génie : donner l’ordre à ses hommes… de ne plus patrouiller dans son quartier ! C’est ainsi que Bordeaux fut certainement la seule ville dont l’élu à la sécurité interdisait à la PM de venir patrouiller dans le quartier dont il avait la charge ! Plus tard, les agents tentent de faire grève pour protester contre une nouvelle réforme des services. Mais la direction les réquisitionne et les chefs de service et collègues non grévistes sont envoyés au domicile des agents récalcitrants pour les contraindre à se plier aux ordres. « À l’époque, Juppé se gaussait du nombre de grévistes. Florian, qui était son second, préférait regarder son téléphone pendant les négociations qu’écouter les syndicats. Andreotti se régalait de voir que les élus ne montraient aucune empathie envers nous. » Malgré la grève et l’opposition de trois syndicats, le nouveau projet de service est finalement adopté.
Les protagonistes de cette sombre période quitteront leur poste peu de temps après. Juppé et David à la retraite, Nicolas Florian est propulsé maire et Nicolas Andreotti, désormais ex-directeur de la Police Municipale, se retrouve à la tête… de la société gérant les parkings et les fourrières de la ville ! Quelques semaines après sa prise de poste, une grève est menée par les salariés pour dénoncer une réorganisation sans concertation. Autre service mais toujours les mêmes méthodes…
L’EXODE DES SURVIVANTS
Impasse des Minimettes, un élan d’optimisme souffle enfin. Mais face à la montée soudaine et incontrôlée de la délinquance en Gironde, de nombreuses villes commencent à ouvrir des postes et à proposer des conditions salariales proches de celles de Bordeaux. L’exode commence : entre 2018 et 2020, une trentaine d’agents quittent leurs fonctions pour aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs : Libourne, Pessac, Gradignan, St Médard, etc. « Tout un lot d’agents extrêmement compétents qui connaissaient le terrain, les services, les réseaux, ont, du jour au lendemain, déserté la PM de Bordeaux. Laurent Lapègue (actuel directeur) est le dernier capitaine d’un bateau en train de couler. Son discours et son analyse du service sont bons mais il a les mains liées par le projet de service dont il a hérité et par le manque de connaissance et d’intérêt de toute la branche d’élus et de gratte- papiers au-dessus de lui ».C’est donc sur un champs de ruine qu’Amine Smihi, le Monsieur Ville Apaisée de Pierre Hurmic, a pris ses fonctions en juillet 2020. Rien ne prédisposait ce prof de maths à occuper le poste d’adjoint à la sécurité (voir notre interview p.7). Porteur d’un discours de fermeté, il doit composer avec une majorité peu portée sur ces questions, avec des cadres de la Police Nationale pas très enclin à mettre leur police au service d’un élu écolo et avec des agents plutôt bienveillants à son égard mais lucides quant à sa capacité à faire bouger les lignes en leur faveur. D’autant que les défis à relever sont considérables : maintenir les équipes à flot ; recruter d’urgence de nouveaux agents (comme promis par Pierre Hurmic, lui-même) ; renouer les liens fortement distendus entre la Municipale et la Nationale ; proposer une doctrine d’intervention crédible et applicable. Tout un programme sur lequel l’actuelle majorité n’avait pas beaucoup planché avant son élection surprise.
BORDEAUX : QUI A TUÉ LA POLICE NATIONALE ?
Épisode 2/2 : « Recherche candidats désespérément »