[LES NOUVEAUX CAÏDS] Épisode 5: « Un flingue, c’est moins cher qu’une PlayStation »

© Illustration Rodéo – Lou

Gros ou petits calibres, la multiplication des armes dans les banlieues bordelaises est un phénomène incontestable, difficilement mesurable, particulièrement préoccupant. Un agent de la Police Judiciaire le confirme : « La circulation augmente, c’est évident. Aujourd’hui, il n’y a plus une perquisition ou un contrôle de cave qui ne donne lieu à une saisie d’armes à feu ».

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D’où viennent les armes qui tournent dans nos cités ? Traditionnellement, on évoque la filière des Balkans et, de manière générale, les pays de l’Est sont souvent pointés du doigt, comme si le problème était ailleurs, loin de notre vue. Mais encore faut-il que ces pistolets, fusils, grenades, qui fascinent tant les racailles, arrivent à destination. « Elles entrent dabord par des frontières quon ne protège plus, commente un policier de terrain, blasé. En ce moment, on surveille surtout les réseaux kosovars et bulgares qui font entrer des sacs de flingues à 200 euros. Mais il faut le dire, on na plus les moyens légaux de contrôler, certains textes de lois ne sont plus adaptés. On na plus le droit de fouiller les passagers dun véhicule suspect ni même douvrir les coffres. Du coup, on contrôle de moins en moins et les armes peuvent entrer dans les cités ». Quant aux revendeurs locaux, ils ne manquent pas. En 2018, un turc écoulait des armes destinées à la destruction avec la complicité d’un Lormontais, qui limait les numéros de série dans son atelier de fraisage. Lors des perquisitions menées chez les suspects, un pistolet-mitrailleur, un fusil d’assaut, un colt 357 magnum, des pistolets de calibres 45mm, 38 spécial, 11,43mm et des fusils à pompe ont été saisis ainsi qu’un peu plus de 200 kilos de munitions. Plus récemment, au cours de l’été, une rumeur persistante faisait état de la présence, dans les cités bordelaises, d’un gars se baladant avec des sacs remplis d’armes.

« Un flingue, c’est moins cher qu’une Playstation. Quand t’en as un, tu l’utilises. Plus besoin d’être une caillera pour sortir un gun, juste un gamin déconnecté. »
Salih, Grand Frère

Ce trafic devrait être au centre des préoccupations de ceux qui nous dirigent. Car il est une vérité, celle-ci incontestable : les armes sont le préalable à l’instauration d’un caïdat. Si entre 5.000 et 6.000 saisies judiciaires d’armes sont réalisées chaque année, impossible de déterminer le nombre de ces engins circulant sous le manteau. Les estimations tournent autour de quelques dizaines de milliers (source : Smalls Arms Survey). Pour l’heure, le volume d’armes dans la métropole bordelaise n’a pas atteint les taux d’équipement des cités toulousaines, marseillaises et à fortiori franciliennes. Mais de toute évidence, la machine infernale est lancée : « Il suffit qu’une bande s’équipe pour que la bande rivale en fasse autant. C’est un moyen d’intimidation, nécessaire pour ne pas se faire bouffer », conclut, lucide, un agent de la P.J.

Défaut dautorité parentale, scolaire, judiciaire, policière : les responsables de la situation sont à trouver à tous les échelons.

ÉLUS IMPUISSANTS, ÉTAT DÉFAILLANT

Un mois après la tragédie des Aubiers, le retour à la normale n’est pas d’actualité. La peur règne en maître et, dans l’ombre, les caïds affûtent leurs couteaux. Aujourdhui, les habitants des cités des Aubiers et de Chantecrit sont otages dune vendetta dont nul ne connaît lissue. Les politiques, quant à eux, semparent du sujet pour exister. L’opposition se réveille et fait la leçon au nouveau maire, en profitant au passage pour se refaire une virginité. Nathalie Delattre, pourtant maire-adjointe du quartier de 2008 à 2017, ose sur Twitter : « Des années à alerter sur la montée des rixes entre les quartiers Aubiers, Chantecrit, Bacalan… Il faut malheureusement un choc comme celui-ci pour que les hautes autorités comprennent la nécessité urgente de réagir avec vigueur ». Faut-il rappeler à Mme Delattre que, pendant près d’une décennie, c’était elle la haute autorité de ce quartier ? Cette absence d’auto-critique ne surprend guère, tant les causes de la défaite, aux dernières élections municipales, ne semblent pas avoir été identifiées par les membres de l’ancienne majorité. Certes, Fabien Robert reconnaissait dans nos colonnes la responsabilité de la précédente équipe municipale, dont il était lun des principaux animateurs. Mais ce constat d’échec, son ex-patron, Nicolas Florian, lesquive soigneusement pour mieux montrer ses muscles, en réclamant « une police municipale armée » et des « actions fortes ». Des mots qui ne parviennent pas à faire oublier sa responsabilité dans la situation actuelle. Car c’est bien sous son mandat que la délinquance a flambé à Bordeaux. De son côté, son successeur, Pierre Hurmic, qui, longtemps, ne semblait voir de problèmes d’insécurité qu’à Saint-Michel, reste fidèle à sa ligne : se salir le moins possible les mains sur un sujet dont il rechigne à assumer la charge, mais qu’il ne peut plus éviter.

« La sécurité publique est une affaire d’État, mais la mairie ne doit pas s’en désintéresser »
Pierre Hurmic, France Bleu, 6 janvier

Toutefois, il serait injuste de ne réclamer des comptes qu’à nos élus locaux. Le développement de cette guerre des quartiers a dabord été rendu possible par lincurie de lEtat dans ses missions régaliennes : assurer la sécurité intérieure, maintenir l’ordre public, rendre la justice. Cet assassinat, au coeur de la cité des Aubiers, est le symbole de l’impuissance des gouvernants à protéger leurs concitoyens, en particulier ceux qui vivent dans ces quartiers dit sensibles pour ne pas dire hors-la-loi ou hors-de-contrôle. Dans lentourage de Pierre Hurmic, on sinterroge sur la volonté réelle du ministre de lIntérieur, Gérald Darmanin, et de la préfète, Fabienne Buccio, de voler au secours dun maire écologiste, dont la déroute réjouirait sans doute la majorité présidentielle. Car la violence qui émane des cités de la Métropole est d’abord la responsabilité de l’Etat. Et la réponse à y apporter est avant tout une question de volonté politique nationale. En clair : Fabienne Buccio a le pouvoir de réclamer demain, à la DDSP (Direction Départementale de la Sécurité Publique en Gironde), la liste des voyous qui pourrissent la vie de ses administrés et de frapper fort, en conséquence. Mais encore faut-il qu’elle en reçoive l’ordre, den-haut.

Impossible de ne pas évoquer également la responsabilité de la justice, tant la question de la récidive est présente dans ce dossier. Un sujet sensible lorsqu’on s’adresse aux policiers de terrain : « Les procédures sont trop lourdes. Et on a de plus en plus de mal à recruter de bons informateurs. Pourtant, maintenant, la justice peut aller jusqu’à les payer. Mais la carotte ne suffit pas. Les gens ont peur de parler. Surtout quand ils voient que même un archi-multirécidiviste ressort de prison aussi vite qu’il y est entré. Les peines maximales c’est bien, mais des peines minimales ce serait mieux. Peut-être qu’ils hésiteraient un peu plus avant de recommencer. Les peines plancher de Sarko, c’était ça, mais c’était pas appliqué, je sais pas pourquoi ». Il est vrai que les peines planchers n’ont jamais été très populaires auprès de la magistrature. Et dans une ville comme Bordeaux, où le parquet est si proche de l’ENM (Ecole Nationale de la Magistrature), difficile d’imaginer la procureure de la République, Frédérique Porterie, soutenir de telles mesures punitives. Il se murmure pourtant, à la sortie des palais, qu’elle mettrait, ces derniers temps, la pression à la DDSP pour qu’elle ouvre davantage d’enquêtes. Message reçu par son directeur, Patrick Mairesse, qui en profite… pour réclamer davantage de caméras dans les quartiers sensibles. Et d’adresser, au passage, un tacle glissé au maire de Bordeaux, peu favorable à de tels dispositifs : « J’ai travaillé dans plusieurs départements (…) on a pu installer durablement des caméras de vidéo protection dans des quartiers sensibles et elles ont tenu. Il y a une réflexion (…) pour éviter qu’elles soient attaquées, qu’un mat ou un poteau soit scié. Mais si on veut, on peut faire » – (France Inter, 10 janvier). On l’aura compris : élus locaux et nationaux, police et justice, tout le monde se renvoie la balle, dans un jeu de dupes dont les premières victimes sont les habitants des quartiers.

L’épisode précédent de notre enquête, « Les nouveaux caïds » est à lire ici: Lionel, mort à 16 ans

Retrouvez l’épisode final mercredi 10 mars dès 8h

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